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Comment en finir avec le chômage

Jacques Rueff, économiste français du 20e siècle est classé parmi les néolibéraux mais il pense cependant que l’Etat à tout de même un rôle à jouer. Tour à tour inspecteur des finances sous Poincaré, gouverneur de la banque de France en 1939, il rédige les plans Pinay-Rueff et Rueff-Armand sous de Gaulle. Alors que la crise actuelle remet Keynes à la mode puisque les Etats tentent de relancer les économies à coup d’investissements massifs, les contre arguments de Rueff en ont été oubliés. Pour Rueff, les remèdes de Keynes sont bien pires que les maux et que la façon de lutter contre le chômage selon Keynes n’était au final qu’une illusion pour faire avaler la pilule au peuple crédule.

Keynes favorise en effet pour lutter contre le chômage un programme à coups d’investissements massifs financés par l’Etat, le chômage baissait et la croissance revenait.

Le chômage pour Rueff ce n’est qu’un déséquilibre entre l’offre et la demande, ainsi pour arriver au plein emploi, il faut enlever les aides aux chômeurs, et enlever un salaire minimum permettant au prix de l’emploi de fluctuer par rapport au marché. Ainsi en période de crise, les salaires baisseraient et re-augmenteraient lors de croissances, mais le plein emploi serait toujours garanti.

Mais Rueff sait pertinemment, qu’il est impossible qu’une population accepte cela, et surtout qu’un Etat se risque à proposer de telles réformes.

C’est donc pour cette raison que l’Etat préfère intervenir à coups d’investissements massifs en utilisant la théorie de Keynes. En créant massivement des liquidités, les Etats favorisent le retour de l’inflation, la hausse générale des prix se fera plus rapidement que celle des salaires, les entreprises auront ainsi des marges confortables car les prix de ventes seront nettement plus élevés que les coûts (notamment masse salariale) et accepteront d’embaucher à nouveau. La population retrouvera le plein emploi et applaudira le sauvetage grâce à son Etat sans s’apercevoir qu’au final son pouvoir d’achat à payé l’addition. Et c’est cette illusion de Keynes que Rueff fustige.

Il est donc facile de comprendre que Rueff est contre l’inflation car elle apporte bien des maux et créée justement un non ajustement du marché de l’emploi. Ainsi pour éviter aux Etats de jouer avec leurs monnaies, Rueff est pour un retour de l’étalon-or qui assurerait la stabilité des prix. Mais pour cela encore faudrait-il que tous les pays du monde l’acceptent et les pays ne sont pas encore prêts à pouvoir abandonner cet avantage de pouvoir battre monnaie aussi facilement. ci-dessous l’article de Rueff paru dans le Monde en 1976, juste avant sa mort ou l’on retrouve les principales idées de Rueff.

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1ère partie : « Le chômage, les salaires et les prix ». Le Monde, 19 février 1976

Keynes a proposé en 1936 une politique propre à libérer le monde du fléau que constituait le chômage permanent.

Je demande qu’on ne me fasse pas l’injure de penser que je parle légèrement de son entreprise. C’était une fin désirable entre toutes que de porter remède à un mal qui avait semé la désolation et la ruine dans tant de foyers, notamment en Angleterre où, entre 1923 et 1930, le nombre des travailleurs sans emploi avait varié entre un million quinze mille et deux millions six cent mille. Mais un remède n’est utile qu’autant qu’il n’entraîne pas des conséquences indirectes aussi graves que le mal auquel il tend à parer, conséquences propres à le priver de tout résultat bénéfique pour ceux-là mêmes dont il tend à atténuer les souffrances et à alléger la peine.

Pour porter jugement, après quatre décennies d’application, sur le remède keynésien, une analyse objective est indispensable. C’est elle qui sera tentée ici. Avant Keynes, on tenait le chômage généralisé pour un accident temporaire, lié au rythme de l’activité économique. On avait constaté que celle-ci était soumise à des variations cycliques, marquées par des alternances de baisse et de hausse du niveau général des prix. On observait que la baisse du niveau général des prix, caractéristique des périodes de dépression, n’affectait pas immédiatement le niveau des salaires. De ce fait, elle augmentait le « salaire réel », quotient de l’indice des salaires par l’indice du niveau général des prix.

On sait que, sur tous les marchés, la hausse d’un prix particulier relativement à l’ensemble des prix diminuait la demande et augmentait l’offre dont le produit intéressé était l’objet. Le décalage entre les mouvements respectifs du prix du travail et du niveau général des prix suscitait un chômage qui, habituellement, par ajustement des salaires au niveau abaissé des prix de vente. Il va de soi que ce processus de courte période n’était pas exclusif d’une hausse progressive et continue des salaires en fonction des augmentations de productivité.

Dès qu’apparut le chômage anglais, distinct par sa soudaineté, sa durée et son ampleur des chômages afférents aux crises périodiques antérieures, je me préoccupais de soumettre à l’épreuve des faits l’explication classique, partout enseignée et jamais mise en doute.

La cause essentielle du chômage

Le 10 décembre 1925, je publiais dans la Revue politique et parlementaire une étude intitulée: « Les variations du chômage en Angleterre » Cette étude révélait, pour la période 1919-1925, une corrélation quasi-totale entre les variations du rapport salaires-prix – autrement dit, du salaire réel – et du chômage. Par là, elle confirmait avec une étonnante précision la théorie classique.

Qu’il me soit permis de marquer en passant, pour l’histoire des idées, que ma publication antérieure de près d’un an à celle où, selon Milton Friedman, Irving Fisher aurait révelé, en juin 1926, dans l’International Labour Review, « une relation entre le chômage et les variations de prix ». Il était important de savoir si la corrélation que j’avais dégagée était un accident temporaire ou l’image d’un phénomène durable. A cette fin, en 1931, je repris la même recherche. Elle témoigna d’une corrélation aussi étroite que la précédente.

Mon article provoqua de vives polémiques. L’illustre économiste Sir Josiah Stamp — qui devint ultérieurement lord Stamp, avant de mourir pendant la guerre, à Londres, au cours d’un bombardement aérien — en publia dans le Times des 11 et 12 juin 1931 de larges extraits. Dans le même journal, l’éditorial du du 12 juin présenta un commentaire sous le titre « Work Wages and the Dole » (travail, salaires et indemnité de chômage). Ces articles projettent de vives lumières sur le problème.

C’est un fait très paradoxal et en apparence contraire à toutes les lois économiques que les salaires aient pu rester rigoureusement invariables, alors que l’offre de main- d’œuvre dépassait aussi largement et d’une manière permanente la demande de travail. Mais le paradoxe n’était ici qu’apparent. Depuis 1911, en effet, il existait en Angleterre un système d’assurance-chômage, qui donnait aux ouvriers sans travail une indemnité connue sous le nom de « dole ». La conséquence d’un pareil régime était d’établir un certain niveau minimal de salaire, à partir duquel l’ouvrier était incité à demander la « dole » plutôt qu’à travailler pour un salaire qui ne lui vaudrait qu’un excédent assez faible sur la somme qu’il recevait comme chômeur. Il semble bien qu’au début de l’année 1923 les salaires, qui suivaient en Angleterre la baisse des prix, soient venus buter contre ce niveau d’équilibre. Ils se sont brusquement arrêtés dans leur chute et, depuis ce moment, ils ont pratiquement cessé de varier. En fait, d’ailleurs, le niveau des salaires est pratiquement celui qui résulte des contrats collectifs de travail ; mais il est évident que la stricte obédience à des contrats laissant subsister un nombre important de chômeurs n’aurait pu être maintenue sans subvention aux ouvriers privés d’emploi. Soulignons que, pour que cette analyse soit exacte, il n’est pas nécessaire que le salaire soit abaissé au niveau de la « dole ». En général, il sera immobilisé à un niveau supérieur. C’est seulement le montant de la différence qui fera obstacle, à partir d’un certain niveau, à l’acceptation d’une éventuelle diminution du salaire.

Suivant les calculs de sir Josiah, le coefficient de corrélation entre les deux courbes (salaire réel et chômage) n’est pas inférieur à 95% pour la période 1919-25, « plus élevé, dit-il, qu’aucune corrélation jamais trouvée dans le domaine économique » ; pour la période postérieure à 1927, calculé par le Industrial Institute, il est de 89%.

Sir Josiah note encore que — bien que très discutée — la thèse a réussi à convaincre un petit groupe d’économistes éminents, tels que Pigou, Beveridge, Loveday et Siegfried, qui sont certes ni des libéraux impénitents, ni des hommes de droite. On est conduit à se demande si une même corrélation peut être observée dans d’autres pays. La recherche a été tentée par M. J. Denuc et publiée dans le Bulletin de la statistique générale de la France d’avril-juin 1930. Elle est rendue précaire par la quasi-inexistence, à l’époque, en dehors de l’Angleterre, d’un véritable indice des salaires et la rareté des indices de chômage. Néanmoins, M. Denuc formule la conclusion suivante :

« Les statistiques concernant le pouvoir d’achat des taux de salaire … ont fait ressortir une concordance assez générale entre les variations de ce pouvoir d’achat et celles du chômage. Comme cette concordance a été constatée non seulement pour un même pays dans des circonstances différentes … mais encore dans des pays dont la structure économique est très variée, on peut conclure, semble-t-il, à une liaison assez étroite entre les salaires réels et le chômage… Le changement de sens des mouvements se produit le plus souvent sur les salaires réels avant d’intervenir sur le chômage ».

Ces constatations marquent que l’immobilisation en baisse du niveau des salaires, en une période de forte baisse du niveau général des prix, avait produit excès d’offres de travail et insuffisances de demandes dans des conditions analogues à celles qu’ont toujours créées la fixation de prix minima en période de prix décroissants. Les files d’attente à la porte des bureaux d’embauche, en période de blocage à la baisse des salaires, sont l’équivalent, mutatis mutandis, des accumulations de stocks invendables qui ont été observées lorsque le prix de certains agricoles — tel le blé, dans les années1935-36, était maintenu par voie d’autorité à un niveau immuable en période de baisse du niveau général des prix.

L’expérience du passé confirmée

Cependant mon observation s’appliquait à une période ancienne où l’Angleterre se trouvait dans des conditions très spéciales, marquées par une baisse progressive des prix. Il était important de rechercher si le même phénomène pouvait être observé dans la période présente, caractérisée, jusqu’à une date récente, par une hausse constante du niveau général des prix. J’ai entrepris la recherche en 1974, avec M. Georges Lane que je remercie ici de son assistance.

Le diagramme met en lumière pour la période 1963-1973, une corrélation semblable à celle qui avait été observée en Angleterre dans la période 1919-1930. La similitude prend toute sa valeur du fait qu’elle s’applique à une période de prix croissants. Elle montre la généralité du phénomène. Cependant, il doit être indiqué que la période septembre

1973-septembre 1974 présente relativement au reste du diagramme une anomalie analogue à celle qui fut observée en Angleterre pendant la grève générale de 1926. La perturbation peut être liée aux conditions particulières dans lesquelles la brusque hausse du prix du pétrole a affecté l’indice du prix des produits industriels qui est ici considéré, ainsi qu’aux répercussions exercées sur l’indice du chômage par l’ouverture de droits à indemnités de longue durée à certaines catégories de chômeurs.

Les constatations qui précèdent obligent à admettre que l’existence et les variations du chômage sont l’expression d’un phénomène général, observé en tout temps et sur tous les marchés. Je ne m’attarderai pas à discuter ici la soi-disant « relation de Phillips », qui étudie le marché du travail sans considération des prix auxquels le travail est vendu.

Comme il était prévisible, elle s’est révélée fausse et sans portée. Elle est actuellement abandonnée.

Il est une fois de plus vérifié que toute immobilisation d’un prix, soit en baisse (blé), soit en hausse (loyers), crée — sauf planification autoritaire des structures économiques, une crise de quantité. L’équilibre ne saurait être retrouvé que par l’adaptation de ce prix au niveau général des prix, ce qui voulait dire, dans le cas particulier du chômage anglais, baisse du niveau des salaires ou hausse du niveau général des prix.

Mais le salaire réel est un prix très particulier du fait qu’il détermine les conditions d’existence des travailleurs et de leur famille. Ce caractère lui donne, très légitimement, une exceptionnelle importance sociale et humaine, plus générale encore que celle que présentent certains prix agricoles. Cette importance permet de prévoir la sensibilité de l’opinion aux conclusions de toute étude propre à affecter en baisse le niveau nominal des salaires, même si, dans la période considérée, le niveau général des prix a plus encore baissé.

2ème partie : Les voies du retour au plein emploi, Le Monde, 20/21 février 1976

Le génie de Keynes, qui illustra l’école de Cambridge, fut de percevoir, avant et peut-être plus que tout autre, le refus passionné que l’opinion opposerait à toute politique tendant à établir en période de baisse des prix, un parallélisme entre les variations du niveau général des salaires et celles du niveau général des prix. La certitude de pareil refus le conduisit à élaborer, grâce à son incomparable habileté dialectique, une « théorie » du chômage, qui éliminait entièrement la baisse des salaires comme instrument de résorption d’un chômage dû à une baisse des prix, mais retenait la hausse des prix en tant qu’instrument de réduction sans pleurs du salaire réel.

Pour lord Keynes, tout surplus de production que des travailleurs en chômage pourraient produire, s’ils étaient employés, risquerait de ne trouver aucune demande propre à l’absorber. Cette situation paradoxale, pour ceux qui croient à l’efficacité des mécanismes de marché et qui savent que la marge des augmentations de consommation possibles est très grande, sinon illimitée, résulte, suivant notre auteur, de « L’état d’esprit de la communauté, qui est ici tel que lorsque le revenu global croît, la consommation globale augmente, mais non du même montant que le revenu. De ce fait, les employeurs se verraient dans l’impossibilité de trouver preneur pour les suppléments de production issus d’une éventuelle augmentation de l’emploi, si l’emploi supplémentaire était consacré en totalité à la production de biens de consommation. Pour qu’un supplément de main-d’œuvre puisse être employé, il faut qu’il existe un montant d’investissement courant propre à absorber l’excès de production qui est offerte et non demandée. Il s’ensuit que, pour une valeur donnée de la propension de la communauté à consommer, c’est le montant de l’investissement courant qui détermine le niveau de l’emploi… En général, il n’y a pas de raison de penser que le volume de l’emploi… doive être égal au plein emploi ». Et Keynes conclut:

« Lorsque la propension à consommer ne change pas, l’emploi ne peut croître (c’est-à-dire le chômage diminuer) que si la dépense d’investissement croît elle aussi de manière à combler l’écart grandissant entre l’offre globale et la dépense de consommation ».

Telle est, sur le plan politique, la conclusion majeure de la théorie keynésienne; on ne peut parer à un chômage déterminé qu’en portant le montant des dépenses d’investissement à un niveau propre à absorber la production que pourraient fournir les excédents de main-d’œuvre inemployés.

Les fondements théoriques de la pharmacopée

Dans un univers économique parfaitement fluide, l’analyse keynésienne serait parfaitement exacte : l’institution de dépenses d’investissement susciterait des demandes nouvelles de main-d’œuvre propres à absorber, sans hausse de prix, les effectifs inemployés dans la production d’articles de consommation. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que les facteurs de production — main d’œuvre et capital — inemployés dans la production de biens de consommation abandonnassent immédiatement et sans délai celle-ci pour se consacrer à la production des biens d’investissement nouvellement demandés. Autrement dit, que les structures de production fussent, sous l’influence des mouvements de salaires et de prix, entièrement fluides. Mais Keynes ne croit pas à la fluidité des structures économiques. Dans un article publié dans l’Economic Journal de 1929, à l’occasion d’une controverse qui nous avait opposés sur les problèmes que posait le transfert des réparations allemandes, il écrit que, à ses yeux, j’applique

« la théorie des liquides à ce qui est une matière, sinon solide, au moins pâteuse, avec de fortes résistances internes ».

Son opinion est sans nul doute inspirée par l’état de l’économie anglaise où, à l’époque, les mouvements de salaires étaient pratiquement exclus, ainsi qu’en témoigne l’immobilité de la courbe des salaires en Grande-Bretagne, pendant la période 1923-1930. De ce fait, la demande nouvelles de produits d’investissement n’affectera que très superficiellement leur production. Elle s’exercera presque en vain et suscitera hausse de leur prix sans qu’il y ait, du fait du blocage des salaires, baisse corrélative du prix des produits de consommation. Le niveau général des prix augmentera. Cette augmentation du niveau général des prix provoquera indirectement baisse du rapport salaires-prix, donc, comme nous l’avons vu, baisse du chômage.

Le grand secret du magicien de Cambridge

Ainsi apparaît le grand secret de la pharmacopée keynésienne. Lorsque le niveau général des salaires est générateur de chômage, il faut, par majoration des dépenses d’investissement, provoquer une hausse du niveau général des prix. Pourquoi des dépenses d’investissement plutôt que des dépenses de consommation ? Parce que celles-ci dépendent essentiellement de décisions individuelles, à l’égard desquelles les autorités sont très désarmées, alors que celles-là sont très largement décidées par des autorités publiques ou quasi publiques. Ainsi, par le détour de la majoration des dépenses d’investissement, la hausse des prix aura repris aux salariés le supplément de pouvoir d’achat que la hausse des salaires leur avait attribué. C’est cet artifice qui met entre les mains des gouvernements un remède d’efficacité certaine pour la résorption du chômage par l’inflation et, pour la création, lorsque celui-ci a été résorbé, d’un régime d’expansion et de suremploi continus. La leçon a été vite entendue. Dès 1945, elle a suscité en Grande-Bretagne et au Canada, deux Livres blancs, aux Etats-Unis, un projet de loi, le « Bill Murray », qui imposaient aux gouvernements intéressés le maintien du plein emploi. En France, la Constitution de 1946 obligeait le gouvernement à présenter chaque année un

« plan économique national ayant pour objet le plein emploi des hommes et l’utilisation rationnelle des ressources matérielles ».

Le comité économique des Nations unies, créé également en 1946, s’appelait « Comité des questions économiques et de l’emploi ». Enfin, la conférence internationale chargée d’établir le statut des échanges, et dont la première session s’était tenue à Londres en octobre-novembre 1946, était « la conférence du commerce et de l’emploi ».

Aucune religion ne s’est répandue dans le monde aussi vite que celle de l’emploi. Portée par le souvenir des drames du chômage qui avait ravagé l’Angleterre et l’Allemagne pendant les années 20, elle est devenue le premier principe, expresse ou tacite, de la politique économique dans presque tous les pays du monde. Masquant son objet sous l’habillage habile et spécieux de la « théorie générale », élevée par des disciples enthousiastes et aveugles à la hauteur d’une bible de l’action gouvernementale, elle a dissimulé le véritable visage des politiques d’inflation qu’elle recouvrait. Par ce détour, elle a donné bonne conscience aux gouvernements qui, ayant épousé leurs possibilités d’impôts et d’emprunts, recouraient aux délices trompeurs de la création monétaire.

La politique de plein emploi a d’abord été pratiquée systématiquement par l’organisation de grands travaux, puis par l’acceptation et la création volontaire de déficits budgétaires. Mais à partir de la fin des années 50, par une tragique coïncidence, les gouvernements ont été dispensés du soin de créer eux-mêmes l’inflation génératrice d’abord de plein emploi, puis de suremploi. Le dérèglement du système monétaire international, dû à la pratique généralisée de l’étalon de change-or (Gold Exchange Standard), a engendré, dans tout l’Occident, des balances dollar génératrices d’inflation. Cette inflation est restée modérée jusqu’au 17 mars 1968 parce qu’elle s’étanchait par l’absorption des réserves d’or et de devises du pool de l’or — essentiellement celles des Etats-Unis — mais lorsque, à cette date, le dollar est devenu en fait inconvertible, avant de le devenir en droit temporairement le 15 août 1971, le processus inflationniste s’est spontanément accéléré pour devenir, le 15 mars 1973, galopant.

L’accélération de la hausse des prix infligeait de cruels sacrifices aux travailleurs, dont les revenus ne suivaient qu’avec retard la hausse des prix. La mise en vigueur de ces procédures a empêché d’abord la baisse du rapport salaires-prix, puis provoqué son augmentation. Comme l’a démontré l’article précédent, ce double mouvement a mis fin à l’état de suremploi. Le chômage est apparu et s’est généralisé dans tout l’Occident. La validité de ce diagnostic est illustrée par le diagramme qui décrit les variations du salaire réel et du chômage en France dans la période 1963-1975 (voir l’article précédent). A pareille crise, les gouvernements ont réagi en appliquant partout des politiques keynésiennes, dites de « relance ». Fondées sur des procédures diverses et bien intentionnées, mais souvent indirectes — telles que la réduction de la journée de travail et l’avancement de l’âge de la retraite — elles avaient presque toujours pour effet, sous prétexte de sauvegarder le pouvoir d’achat et de défendre les niveaux de vie, de créer du chômage.

C’est ainsi que l’on est entré dans une ère où l’effet keynésien, bien loin de jouer, s’est trouvé inversé. Actuellement, dans l’atmosphère de relance généralisée où baigne l’Occident, l’inflation ne provoque plus suremploi, mais stagnation et chômage. C’est pareil désastre que je prévoyais lorsque, en 1947, je terminais une étude sur « les erreurs de la théorie générale de lord Keynes » par les sombres avertissements suivants:

« Il est probable que la prochaine période de dépression entraînera application généralisée dans le monde de la politique suggérée par lord Keynes. Je ne crains pas de me tromper en affirmant que cette politique ne réduira le chômage que dans une faible mesure, mais qu’elle aura des conséquences profondes sur l’évolution des pays dans lesquels elle sera appliquée.

« Du fait de lord Keynes, la prochaine cyclique sera l’occasion de profonds changements politiques, que cerains espèrent, que d’autres redoutent. En tout cas, fondé sur une théorie fausse, les remèdes qui seront mis en œuvre entraîneront des répercussions profondément différentes de celles qu’ils étaient appelés à promouvoir. Leur inefficacité sera, pour une grande partie de l’opinion, raison nouvelle de réclamer la substitution d’un régime qui, en se reniant, se sera lui-même détruit (1). »

Aussi n’est-ce pas surestimer l’entreprise keynésienne que d’y voir une véritable mutation de la pensée politique dans tous les Etats qui échappent encore à l’emprise totalitaire. En donnant indûment aux gouvernements le sentiment que, par l’investissement, ils avaient le moyen de procurer l’expansion désirée et de bannir le chômage honni, la doctrine du plein-emploi a ouvert toutes grandes les vannes de l’inflation et du chômage. Elle est en train de détruire sous nos yeux ce qui subsiste de la civilisation de l’Occident.

L’expansion dans une quasi-stabilité des prix

C’est une erreur et un mensonge d’attribuer à la revendication salariale, fondée sur des exigences idéologiques, la hausse des prix et l’inflation. La revendication salariale ne tend qu’à protéger les niveaux de vie des travailleurs contre les prélèvements occultes dont ils n’ont cessé d’être l’objet. Elle est effet et non pas cause de la hausse des prix. Dans l’état actuel des choses, on ne peut douter qu’elle est génératrice du chômage. Seul un système de convertibilité monétaire — qui ne sera efficace que s’il est métallique — imposera aux gouvernements les disciplines de gestion génératrices d’une stabilité acceptable. Pour s’en convaincre sans recourir à de pesantes analyses économiques, il suffit de constater qu’entre 1714 et 1914, en Angleterre, et entre 1749 et 1939, aux Etats-Unis — toutes périodes d’étalon-or, les prix étaient en fin de période sensiblement au même niveau qu’au début, nonobstant des alternances de hausses et de baisses qui n’étaient qu’une image de la stabilité.

J’ai souvent démontré et j’affirme à nouveau ici que le rétablissement de la convertibilité métallique du dollar — sans recours à l’artifice des droits de tirage spéciaux — rendrait au monde, par le contrôle des évolutions cycliques de l’activité économique une acceptable stabilité des prix. Pareille stabilité des prix ramènerait rapidement les taux d’intérêt à long terme, des niveaux aberrants où ils se trouvent actuellement, à des valeurs répondant à la rentabilité réelle de la production. Cette baisse engendrerait une augmentation des investissements devenus rentables, laquelle serait source d’une amplification très sensible de la productivité du travail. Dans pareil cadre, la procédure consacrée des négociations collectives donnerait aux travailleurs le bénéfice des augmentations de productivité et, par là, leur procurerait des augmentations de salaires de grande valeur, lesquelles ne seraient plus constamment érodées par le malhonnête artifice de la hausse des prix. Rétablissement de la convertibilité monétaire, protection scrupuleuse de la procédure des négociations collectives, telles sont les deux voies propres à rendre aux systèmes économiques de l’Occident la possibilité de durer. En dehors d’elles, il n’est que faux semblants, aventures et mensonges.

source : « chômage permanent » dans Emil-Maria Claassen et Georges Lane (eds.), Oeuvres complètes de Jacques Rueff, Tome III: Politique

économique, livre 1, Plon, Paris, 1979, pp. 161-178.

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Julien
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